Muriel Roiné - Nouvelliste - Parolière - Compositrice

Muriel Roiné - Nouvelliste - Parolière - Compositrice

Séance à Venise


Séance à Venise - nouvelle courte.

 Séance à Venise
 
 
En ce début septembre deux mille quinze, je m’installais pour une année dans l’immense appartement de Tatiana. Ma jeune collègue partait effectuer une longue formation à l’autre bout du monde. Elle m’avait téléphoné peu de temps auparavant et m’offrait l’opportunité de humer l’air marin de Venise. Sa principale inquiétude, disait-elle, était certes de laisser sa clientèle à laquelle elle était fortement attachée, mais surtout de perdre les intérêts financiers que les séances dans son cabinet lui permettaient de gagner.


- Tu comprends, je dois m’acquitter de mon crédit immobilier ! 


Je comprenais fort bien et sautais sur cette occasion inespérée de m’échapper du marasme dans lequel je m’étais installée après mon divorce d’avec Vincent. J’acceptais sans repentir, réfléchissant à peine. Il y avait beaucoup d’avantages à honorer une telle proposition. Ainsi, le pacte fut scellé. J’occupais les lieux sans restriction, m’occupais des plantes, du chat, des clients, de l’atmosphère de la ville… Les honoraires des séances en tant qu’astrologue me revenaient de plein droit.  J’avais toute la confiance de Tatiana. Il eut été idiot de refuser.


Le cabinet se situait dans l’appartement. Ce dernier, exposé est-ouest, baignait, les jours de beau temps, dans une lumière blanc doré du matin au soir. Il suffisait de suivre le soleil en se déplaçant de pièce en pièce. Et faire le trajet inverse lorsque l’ombre seyait davantage à mon humeur. À peine franchi le seuil, j’aimais sans réserve cet endroit. Le bonheur suprême restait le lever du jour. J’ouvrais les fenêtres et contemplais la lagune sur fond de cris de mouettes. Le visage de Vincent s’estompa ainsi imperceptiblement. Il perdit bientôt toute consistance réelle. Venise possédait cette force étonnante et douce d’effacer la mémoire de ses habitants pour revêtir leur âme de songes. Au fil des semaines, je devenais une page blanche prête pour l’écriture d’une histoire insolite. J’étais loin de me douter que ce nouveau récit éveillerait en moi la trace d’une mémoire bien plus ancienne que celle de mes années passées en compagnie de  mon ex-époux.
Afin d’étayer son argumentation sur l’avantage d’échouer chez elle, Tatiana avait clamé dans son cellulaire  que j’étais en terrain conquis avec l’horloge astrologique de la Piazza San Marco.


- Regarde-la tous les jours, elle te transmettra le savoir des Anciens et t’apportera la réponse aux questions les plus insolubles, avait-elle renchéri encore.


Bien qu’en matière de connaissance, il m’était plus facile d’ouvrir un livre, je m’adonnais cependant à l’exercice proposé par ma jeune amie et méditais sur mes séances en face de l’édifice.  L’horloge avait comme particularité de tourner autour d’un zodiaque et de décrire les différentes phases lunaires au cœur d’un cadran découpé par tranches de vingt-quatre heures. Une merveille technologique sans précédent monté de toutes pièces au XVème siècle. Je résolvais de la sorte bon nombre de particularités inscrites dans le thème de mes clients, puis, à l’approche du soir, descendais vers la lagune. J’éprouvais le plus grand délice à percevoir une légère inflexion de la lumière transformant ainsi le littoral contemplé la veille en un paysage inaccoutumé. La Sérénissime, de son illustre nom, était une femme aux humeurs changeantes, délivrant ainsi, à ceux qui savaient la regarder, la joie de vivre, la nostalgie des heures de gloire, le frémissement d’une beauté  en état de grâce. Et bien d’autres nuances où la saveur d’exister se fondait dans le décor d’un déclin qui se refuse.  
Les heures, les semaines passèrent dans ce climat de quiétude plate, jusqu’au jour où survint un étrange jeune homme en quête de sens.


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Le portable sonna au moment où je dégustais un plat de spaghettis, agrémenté d’un verre de Lambrusco. J’avais oublié de l’éteindre pendant ma pause-déjeuner et décrochai par automatisme.
Un homme toussant gras ânonnait d’une voix éraillée quelques mots en mauvais italien avec un très fort accent français.  


- Vous pouvez me parler en français, lui répondis-je, je suis française.


J’entendis, à travers le cellulaire, un superbe raclement de gorge accompagné d’un gros soupir puis :


- C’est formidable, j’ai frappé à la bonne porte !  


S’ensuivit un silence démesurément long pour une conversation téléphonique. Je résolus de relancer le singulier échange.


- Que puis-je pour vous ? questionnai-je légèrement agacée.  
- Évidemment, lorsqu’on s’adresse à une astrologue, un rendez-vous pour l’élaboration de son thème.


Le ton de voix, quoique perdu dans la masse de bruits gutturaux divers, était emprunt d’un certain dédain, qui, curieusement, fléchissait en petits halètements en fin de phrase.
Je n’avais guère envie de m’occuper de cet individu, mais soudain, pensant à Tatiana, m’apparut le but lucratif de la séance. J’acceptai par amitié.


- Convenons ensemble d’une heure et d’un jour !
- Que pouvons-nous faire de plus, nous sommes dans l’espace-temps ! répliqua mon interlocuteur.


Là, il a dû hausser les épaules, ai-je pensé. Je décidai tout à coup, en prévision des rendez-vous à venir, d’élaborer une parade vis-à-vis de cet énergumène.  


- Là, vous avez haussé les épaules, assurai-je avec ironie.


Je ne crus pas si bien dire et si vite, car à ma grande surprise, mon futur patient parut décontenancé. Il bégaya pendant d’éternelles secondes la lettre b. J’en profitai pour avaler une gorgée de Lambrusco.  


- Bien ! Faisons vite, arriva-t-il enfin à prononcer, j’ai besoin de quelques éclaircissements sur ma situation présente.  


Après avoir découvert, de manière inopportune, une  blessure existentielle derrière les airs empruntés de l’homme, ma voix se fit chaleureuse et maternelle :


- Je suis là pour ça.  Que dites-vous de demain à 15 heures ?
- Parfait ! me répondit-il.  


Il raccrocha tout aussitôt sans que je pusse connaître son identité, me laissant perplexe, quelque peu inquiète. L’idée me vint, comme il arrive dans de tels cas, de ne pas ouvrir à l’inconnu  au coup de sonnette fatidique.


Le lendemain à l’heure indiquée, sans une minute de plus, sans une minute de moins, on tambourina fébrilement  à la porte. Mon cœur sursauta tandis que le chat courut en miaulant jusque devant l’entrée. Dans mon application à vouloir rester la plus discrète possible, je fis le contraire. Choisissant  les lattes silencieuses d’un plancher plutôt craquant, je dérapai et, pour éviter de tomber, m’agrippai à la petite étagère dans le couloir. La fis tomber. Je me retrouvais par terre au milieu d’objets hétéroclites. Tout ce concert de chutes eut un effet sonore bien supérieur à l’annonce de la visite. J’étais cuite.
Mon patient, ignorant davantage encore la sonnette, frappait de plus belle à la porte. Il criait d’une voix forte :


- Que se passe-t-il là-dedans ? Ouvrez vite.


Comme je ne répondais pas, réfléchissant à l’attitude à adopter, l’inconnu, me croyant certainement inconsciente, appela les secours. Je me précipitai devant la porte d’entrée et ouvris sans faiblir.


- Vous êtes fou, que faites-vous ?  


Mais lui, parlant dans son cellulaire, annonça :


- Elle vient d’ouvrir, laissez tomber !


Puis, il raccrocha sans attendre de réponse, ce qui me donna à penser que là était sa marque de fabrique dans l’art de communiquer avec les autres. Je fus rassurée un bref instant et le fis entrer. Il passa devant moi le nez haut et les lèvres pincées, éveillant en mon âme un trouble lointain et  flou. Son allure vestimentaire n’apaisa en rien le mal-être qui peu à peu se distillait sournoisement au plus profond de ma chair. Habillé en gentilhomme du  XVIIIe,  mon visiteur s’adonnait à une gestuelle précieuse au milieu de ses dentelles et brocards en fils simili or. Il plongea sa main longiligne et baguée dans ses froufrous, en sortit un mouchoir finement brodé, lequel, après avoir effectué de multiples arabesques dans les airs, échut sous son œil droit. Il essuyait une larme.  


- Vous allez à une fête ? demandai-je timidement.
- Point. C’est pour le plaisir, me répondit-il avec un sourire mauvais.
- Veuillez me suivre, lui dis-je.


Le cœur battant, je traversais d’un pas irrégulier le fameux couloir sonore, mon acolyte aux talons. Le bureau m’apparut comme un îlot protecteur après un tel parcours semé d’obstacles et, me laissant choir dans le fauteuil, je bénis le ciel d’être encore en vie.


- Bien, je vous demande uniquement de me donner votre prénom, la date, le lieu et l’heure précise de naissance. Je dois entrer tous ces paramètres dans le logiciel. Votre carte du ciel va apparaître automatiquement.


Mon patient se racla la gorge.


- Prénom : Thierry, né le 22 septembre mille neuf cent quatre-vingt-dix à Chamonix. Heure précise : 20 heures 10.


Mes mains tremblèrent et ne purent saisir toutes ces données sur l’ordinateur. Le malaise omniprésent revêtit des contours beaucoup plus nets, s’achevant ainsi en une violente émotion. Derrière les traits du jeune homme se dessinèrent ceux d’un tout autre lui ressemblant sous des cieux plus anciens. Une jeune fille enlaçant un amour riait.  
Mon visiteur me regardait intensément. Ses yeux perçants émettaient une vive lumière que j’eus énormément de difficulté  à soutenir malgré tous mes efforts de maîtrise.
La voix d’en face, imperturbable et sèche, ajouta alors :


- Né sous X.


Cette dernière apostrophe, loin d’être l’ultime information nécessaire, fut la véritable flèche que me lança celui que j’avais reconnu comme étant mon fils.

 Séance à Venise a reçu le deuxième prix dans le cadre du concours Midi-Pyrénées, catégorie Contes et Nouvelles en 2014.


 
 


05/10/2017
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